Tous les Algériens connaissent –vaguement- AbelHamid Benbadis pour être le Président de l’Association des Oulamas Musulmans Algériens. Pas grand-chose d’autre pour être honnête !
Je n’ai pas le dessein de donner les grandes lignes de la vie de cet illustre personnage du fait que cela est largement répandu dans de très nombreux ouvrages et sites. Mais ce qui m’importe, ce sont certaines prises de positions très courageuses que peu de gens connaissent et qui permettent de comprendre la grandeur de cette âme pure.

AbdelHamid Benbadis et la question du Califat
Lorsqu’en 1924 est décrétée par Attatürk l’abolition du Califat, le monde musulman est en effervescence et les plaintes fusent de partout. En Tunisie, un groupe de lettrés forme le Comité du Califat et multiplie les plaintes qu’il envoie à la direction de la toute jeune Turquie. En Egypte, des gens animés du sentiment religieux vont fonder la confrérie des « frères musulmans » qui vise, avant tout, à œuvrer au rétablissement du Califat dont la disparition a été perçue par la quasi-totalité des musulmans comme une hécatombe. Djamal Eddine al-Qâsimi qualifie les réformes entreprises par Attatürk de « folie »… Benbadis rassure les musulmans en leur expliquant que ce qui a été aboli, c’était un pouvoir faible, décadent, qui allait conduire à la perte de nombreux territoires musulmans. Ajoutez à cela que pour lui, le pouvoir ottoman n’appliquait pas la Charia, mais une vision qu’ont les hanéfites (l’école de droit musulman que les Ottomans suivent) de cette dernière et qu’il affirme être très éloignée de la vérité en bien des points.
Kemal Attatürk
Kemal Pacha Attatürk (le « Père des Turcs » en langue turque et le père de la Turquie moderne) est qualifié de tous les noms par de nombreux musulmans en qui ils voient celui qui a détruit le Califat musulman sous la bannière de qui se rangeaient –volontairement- tous les musulmans sunnites. Il est vrai que certains Califes ou quelques-uns de leurs administrateurs ont été très contestés çà et là, particulièrement vers la fin du califat, mais ce n’était pas le Califat en soi qui était contesté mais des personnes qui en était détentrices et qui ne lui faisait guère honneur.
Banbadis va avoir des positions choquantes à première vue et particulièrement pour l’époque. Il va non seulement louer les mérites d’Attatürk mais va prier Dieu de lui porter assistance. Il publiera dans son Echihab un article du prince de l’éloquence, l’émir libanais Chakib Arselan qui affirme avoir rencontré Kemal Attatürk à Berlin, que ce dernier ponctuait ses paroles de « inchallah » et autres mots attestant sans ambages qu’il n’a nullement renié l’islam.
Kemal Attatürk a probablement agit pour l’intérêt de la Turquie et de l’islam. Le traité de Sèvres qui était une capitulation honteuse et douloureuse de la Turquie allait ouvrir la porte à la dislocation de l’empire, non pas en lui soustrayant quelques régions en Europe ! Mais on allant simplement jusqu’à lui soustraire des provinces entières en Anatolie même. Si Kemal Attatürk n’avait pas agi avec force, la Turquie serait semblable aujourd’hui au Kosovo ou à la Bosnie. D’ailleurs, s’il a -en apparence au moins- éliminé l’islam de l’appareil de l’Etat, de l’éducation, s’il a combattu tout signe extérieur rappelant l’islam jusque dans les effets vestimentaires ou dans l’alphabet utilisé, il l’a probablement fait pour sauver plus grand : le pays même et ce, en rendant nuls tous les alibis qui auraient conduit les puissances occidentales à garder les rennes du devenir de la Turquie. Nassreddine Dinet, l’Etienne Dinet des français, fait le constat suivant :
« Pour parer à la nouvelle Croisade annoncée par Eugène Jung et s’organisant toujours sous le prétexte mensonger du fanatisme musulman, Moustapha Kemal eut recours à un procédé extrêmement adroit : il facilita à son peuple l’adoption de la civilisation européenne en lui imposant des coutumes également européennes, et il sépara nettement les lois civiles des lois religieuses.
Il prouva ainsi au monde entier que désormais tout fanatisme ne pourra plus venir que du côté des chrétiens auxquels il a déclaré : « j’ai supprimé le Croissant dans mon pays ; ne venez plus y fomenter des troubles au nom de votre Croix ! »
Rachid Rida et Chakib Arselan
Etrangement, dans l’islam « islamiste » et plus exactement « salafiste », nombre de grands penseurs qui ont joué un rôle de tout premier plan dans la défense de l’islam, son épuration de ce qui n’en fait pas partie et qui lui a fait perdre son éclat ainsi que sa promotion jusqu’en Occident n’ont quasiment pas droit à la moindre place. Ainsi Djamal Eddine al Afghani, Mohamed Abdou, Mohamed Iqbal, Rachid rida, Chakib Arselan et leurs pairs ont été effacés pour laisser place à des prédicateurs voire des oulémas dont les connaissances –bien que souvent très larges- n’embrassent que le droit musulman, le hadith ou l’exégèse coranique. Cet effacement est d’autant plus perceptible que les rares fois où on cite des grands penseurs qui ont marqué leur temps tels ceux précédemment cités, on ne les cite qu’à dessin de les dénigrer. Ainsi Djamal Eddine al Afghâni est qualifié par l’une des autorités du salafisme de râfidî dâl (un chiite égaré), Rachid Rida est ciblé pour avoir dit que le doit anglais est le plus proche des sources de droit de la charia islamique, Chakib Arselan est taxé de Druze et est à deux doigts d’être excommunié ! On ne pardonnera pas à Mohamed Abdou d’avoir rédigé son épitre dogmatique « risalat at-tawhid » dans laquelle il fait la promotion de l’ash’arisme et non de l’islam des anciens. Son plus grand disciple, Rachid Rida, publiera cette épitre mais en y ajoutant des notes portant correction de certains dogmes par lesquels l’ash’arisme a dévié de l’islam primitif. Toutefois, Rachid Rida ne remettra nullement en cause la place de Mohamed Abdou dans l’islam contemporain.
Benbadis –bien que faisant partie intégrante du salafisme- ira plus loin que Rachid Rida en attestant dans son Echihab que le premier homme à avoir appelé à la réforme de l’islam des scories qui s’y sont greffées n’est nul autre que Mohamed Abdou. Il expliquera que bien que Mohamed Abdou ait été à l’origine de l’idée, sa promotion a été l’œuvre de Rachid Rida que Benbadis surnomme « hujat al-islam » (la Preuve de l’islam).
La place qu’occupe Chakib Arselan chez Benbadis est notoire. Il le voit comme un grand champion de l’islam et un conseiller fidèle de tous les mouvements musulmans œuvrant à faire sortir le monde de l’islam de la situation décadente dans laquelle il se trouve depuis des siècles. Benbadis qualifie Arselan de « ‘atoufatou-l-amir » (le Prince bienveillant) et publie courageusement un droit de réponse d’Arselan contre des attaques dont il avait été l’objet de la part d’un autre grand homme : Souleymân al-Bâroûnî, un des héros de la guerre italo-turque de 1911-1912. Lorsque les Italiens envahissent l’Ethiopie, l’Emir Chakib prend position contre les Ethiopiens victimes du fait de leurs farouches hostilités contre les musulmans éthiopiens. Ahmed Tewfik el Madani, le chroniqueur politique du Chihab, considérant que la malveillance des Ethiopiens envers les Erithréens musulmans ne devait pas empêcher d’être justes envers eux en regard à l’hostilité des Italiens, préparera une réponse au prince Chakib. Mais le grand Ibn Badis l’en dissuadera estimant que cette divergence d’opinion entre Tewfik el Madani et le Prince Chakib n’allait rien apporter et ne devait donc que risquer de ternir la relation fraternelle avec le Prince.
Benbadis l’humaniste
Pendant la seconde guerre mondiale, les juifs d’Europe, notamment ceux de Pologne, sont persécutés d’une façon ignominieuse par les Nazis. Ibn Badis prendra leur défense en commençant par rappeler que l’émigration des juifs en Palestine était la source de tous les maux des Palestiniens mais aussi une souffrance morale pour tous les musulmans de la terre. Cela cependant ne devrait nous empêcher de compatir à leurs souffrances en Europe explique Ibn Badis qui a le courage de faire pareille déclaration à l’heure même où, dans son Chihab, il publie une chronique des événements en Palestine où l’accent est mis sur la criminalité des nouveaux migrants sionistes.
Benbadis, assimilationniste ou irréductible ennemi de la France
Certains écrits de Benbadis ont pu jeter quelque peu le trouble chez nombre algériens qui y ont vu des témoignages certains qu’il n’était rien d’autre qu’un assimilationniste, un homme qui reconnaissait la France pleinement et assumait sa position.
Ali Mérad dans sa thèse de doctorat qu’il consacre au réformisme musulman en Algérie dans la période de l’entre deux guères (les deux guères mondiales) explique que certains écrits anciens pourraient laisser penser que Benbadis était acquis aux thèses assimilationnistes. En fait nous dit-il, Benbadis a eu foi un temps –semble-t-il- en ce que la France finirait par faire prévaloir la sagesse et il a carrément cru à la justice de la France qui se vantait des hautes valeurs morales que revêtaient son « Liberté – égalité – fraternité. » Mais il a fini par comprendre qu’il n’y avait rien à espérer d’elle et sa position changea diamétralement. Cheikh Boukoucha, dans un article publié en 1964 dans la revue « Al-thaqafa » raconte que Benbadis lui avait confié en secret, au début de la seconde guerre mondiale, qu’il attendait que la France soit suffisamment affaiblie pour déclarer la lutte armée (le djihad) contre elle. Benbadis était alors très malade et son vœu ne prit pas forme, la mort l’ayant emportée en avril 1940, quelques jours seulement avant que la France ne soit occupée par les Allemands, moment propice qu’il aurait certainement saisi pour lui déclarer la guerre. L’Algérien n’oubliera pas en tous cas le poème de Benbadis chanté depuis plus de quatre-vingts ans intitulé « Chaaboul Djazâiri Muslimun » (Le peuple algérien est musulman » et dans lequel un vers dit : « quiconque cherche à l’assimiler [dans autrui], cherche à réaliser un vœu impossible »
C’est dans le Chihab de Benbadis que sera publiée ce qu’on pourrait voir, sinon comme une déclaration de guerre, au moins comme une charte de la résistance à l’assimilationnisme :
« La nation algérienne n’est pas la France ! Elle ne saurait l’être ! Elle ne veut pas l’être ! Elle ne pourrait le devenir même si elle le voulait ! C’est une nation totalement éloignée de la France, dans sa langue, dans ses mœurs, dans ses composantes, dans sa religion ! Elle se refuse à être assimilée et elle a un pays qui est l’Algérie ! »
Benbadis vénère son père et vénère davantage l’intérêt de l’islam et de sa communauté
Dans un recueil de correspondances entre Benbadis et Tayyeb el Okbi publié par les soins de Souhil Bouchentouf, on y lit dans une des lettres une expression comme on n’en verra pas ailleurs : Benbadis parlant de son père à Cheikh El Okbi utilisera ces termes-là : « inna sayyidi wâlidi » (Mon seigneur –mon père- ) ou en algérien (Sidi Baba) qui dénote un respect extrême à l’adresse de son père. Cependant ce respect extraordinaire ne l’empêchera pas de désobéir à son père lorsqu’il s’agira de l’intérêt suprême du pays et de la nation. Ahmed Tewfik el Madani, dans une conférence qu’il intitule « L’illustrissime Benbadis » raconte que ce dernier avait été convoqué par M. Mirante, administrateur des affaires indigènes sitôt après la création de l’Association des Oulamas. Madani raconte qu’ils étaient tous là à attendre son retour et qu’une fois revenu, Benbadis leur dit : « Aujourd’hui j’ai compris pourquoi Allah a voulu que le prophète (s) soit orphelin. M. Mirante m’a sommé d’abandonner la présidence de l’association en me disant : qu’as-tu à te confondre avec cette bande de bons à rien que l’ennemi de la France à rassemblés ? Ces hommes ne sont pas tes hommes et il n’y a aucun honneur à être président d’un ramassis d’étudiants où se sentir des leurs… C’est là que mon père s’est jeté à mes pieds pour me supplier de renoncer à cette fonction en me disant : Mon fils, ne déshonore pas ton père… M. Mirante est notre ami et il ne veut que ton bien… Là, j’ai relevé mon père et lui ai dit : Père, s’il est une personne à qui je ne saurai désobéir, c’est bien vous… Mais ce que vous me demandez, je ne saurai l’accepter… J’ai fait le serment de vivre pour l’islam et pour mon peuple… » Madani raconte que l’émotion était très forte et qu’ils avaient tous les larmes aux yeux. Bachir el Ibrahimi pris alors la parole pour le féliciter de cette position très courageuse et le rassurer qu’ils étaient tous avec lui.
Benbadis, le mahatma de l’Algérie
L’inde a connu un homme d’une âme si pure qu’elle le baptisa ainsi « l’âme pure », en indien « mahatma ». Cet homme c’était Gandhi.
L’Algérie a connu aussi son mahatma, et ce mahatma n’est autre que Benbadis.
Ahmed Tewfik el Madani dédiera son livre intitulé « Mohamed Osman Pacha, Dey d’Alger », paru en 1937, à l’illustrissime Benbadis en ces termes :
« Je dédie ce livre à celui qui a réveillé un peuple, qui a édifié une génération, qui a relié le passé du pays à son présent et lui a planifié le futur dans les domaines de la science et de l’honneur. Sa noble personne a été le trait d’union entre la glorieuse Algérie du passé, l’Algérie combattante d’aujourd’hui et l’Algérie éternelle de demain.
Au savant militant « AbdelHamid Benbadis », Président de l’Association des Oulamas Musulmans Algériens » aux bases solides et aux œuvres qui embrassent le ciel, j’ai l’honneur de dédier le présent livre pour lui rendre témoignage de sa grandeur, de ma plus profonde estime à son égard et de ma considération pour ses œuvres et pour son sacrifice hors du commun sur le chemin de Dieu, de la science, de la langue arabe et de la nation »